Pour arriver à New York, il faut le vouloir. La cité se mérite et n’admet que les voyageurs humbles, au coeur bien accroché. 3 heures du matin, au poste-frontière entre le Canada et l’Etat de New York. Le froid du mois de novembre, mordant, s’insinue partout. Les lumières et l’entertainment dégoulinants de Niagara Falls sont juste derrière.
C’est à moi. « Goodnight, sir ». Rougeaud, les yeux bleus acier, une carrure de boeuf aux hormones, le douanier qui s’occupe de mon cas inspire la terreur. « Where are you from ? », demande le monsieur avec des intonations d’aboiement de bouledogue. « I’m from France, sir. » « Are you sure ? » Serait-il en train de faire de l’humour ? Je passe l’épreuve du formulaire sans encombre : non, je n’ai tué personne dans mon pays, ni enlevé d’enfants, ni été accusée de trafic de drogue. Mon pedigree a l’air de convenir. Mes dix doigts passent au relevé d’empreintes, et ma photo prise à la webcam part rejoindre des millions d’autres dans le fichier de la sûreté intérieure.
Il est 4 heures du matin, et je suis passée aux Etats-Unis. Tout le monde n’aura pas cette chance. Une famille montée à Toronto, peau foncée et manières discrètes, ne repartira pas. Un problème de photo sur l’un des passeports. Welcome to the United States !
Manhattan, métro 1, direction « Uptown ». Le wagon, rempli de blancs « upper class » à Times Square subit les effets de la pesanteur sociale. Plus il monte vers le nord, Harlem et ses blocks, plus l’intérieur de la voiture devient sombre. A partir de la 86e, Blacks, Portoricains, Métisses semblent occuper tout l’espace.
Cet autre New York, loin de la 5e Avenue, je le retrouve tous les soirs à l’auberge de jeunesse. Notamment avec ce Portoricain aux yeux vagues d’avoir trop fumé d’herbe. Tatouage dans le cou, grosses bagues sur tous les doigts, cheveux savamment rasés, l’archétype du chef de gang. A la réflexion, New York est peut-être un archétype. On l’a trop vue à la télévision, où les séries ou les films nous dressent une topographie prête-à-consommer. C’est en arrivant dans la City que l’on se rend compte à quel point on connaît déjà la ville. Et combien elle nous est pourtant étrangère. « NY », vue à travers les yeux de De Niro dans Taxi Driver. Des scènes de ce film, la ville a gardé ces nappes de fumée blanche qui surgissent des égouts entre deux policemen, le soir, sur les grandes avenues.
Mon esprit formaté par les images s’attend déjà à rencontrer ces grands Blacks assis sous les porches des maisons en briques à Harlem. Ces mecs avec la casquette vissée au crâne, et protégée par un foulard. Je les rencontre, dès le premier jour. A New York , il n’y a même pas à chercher, la ville vous saute au visage à tous les coins de rue.
Un autre jour, lors d’une balade-yeux en l’air sur la 5e Avenue, une dame chic me complimente sur mon écharpe. Les gens paraissent affables. Les « how are you doing ? » dans les magasins me semblaient innoportuns au début. Mais on s’habitue à la politesse, à la bienveillance, même uniquement commerciale. A l’intérêt que vous portent les gens parce que vous venez d’un autre pays, et de France de surcroît. Je n’ai jamais été de sensibilité particulièrement atlantiste, mais les quelques New-Yorkais rencontrés jusqu’à présent donnent envie de contact décomplexé. Peut-être est-ce cela, la libre-entreprise ?
« Just ask the locals », claironnent des fanions accrochés à des lampadaires un peu partout dans Manhattan. Avec la tête de De Niro ou Julianne Moore en illustration. Comme si ces vedettes allaient, au coin d’une rue, vous conseiller sur votre itinéraire. C’est un autre aspect de New York. On croit qu’elle est accessible, ouverte. Elle l’est, en apparence. Tout est donné à voir, à entendre, à sentir. Le tournage de la série Gossip Girl sur les marches du Metropolitan, l’heure passée à patiner sur la patinoire en plein air de Bryant Park, les drapeaux américains peints sur chaque rame de métro, Park Avenue, les boutiques de souvenirs de Penn Station… forment un concentré d’événements qui paraissent sortis d’une carte postale. Tellement pittoresques, tellement new-yorkais. Comme quand on est bloqué dans un taxi à Paris à cause d’une grève des fonctionnaires. Ces représentations qui deviennent réalités, peut-être parce qu’on n’a pas été assez aventureux pour essayer de les démentir. Ce sentiment domine durant tout mon séjour dans la City. Oscillant entre le confort du touriste en goguette, guidé par le City Pass et ses arrêts obligatoires. Et entre l’envie de tailler sa propre route dans le dédale de buildings.
Pause découverte à Tribeca. Son pont en fer futuriste, son festival du film initié par De Niro. Typique, sans être snob. Huppé, sans la prétention de Soho. Dans une rue ordinaire, je prends en photo l’arrière d’un maison à plusieurs étages. Escalier en zig-zag, briques rouges, c’est LE bâtiment new-yorkais par excellence. Un homme, élégant en costume, passe devant moi. « What are you doing ? It’s not the most beautiful house in New-York », s’esclaffe-t-il en me dépassant. Comment lui expliquer que cette photo s’ajoutera à la symbolique que je suis en train de construire, à cette idée qui n’est pas le réel, et que rapporte chaque voyageur chez soi, avec l’impression d’être plus riche ?
L’auberge de jeunesse où j’ai posé mon sac fourmille de Français. Un Marseillais installé depuis dix ans, divorcé d’une Américaine, travaille à l’auberge le jour, et mixe dans un club à Greenwich le soir. Erwan, de Pau, espère percer dans la production hip-hop. « En France, tu ne peux rien faire. » En poste à l’auberge trois nuits par semaine, il n’est pas payé. Mais a le droit de dormir dans l’un des douze lits réservés au personnel. Une façon comme une autre de se loger quand on est sans le sou dans la City. Pour un studio dans le Bronx, il faut débourser 900 dollars. Près de 2 500 pour un deux-pièces à Brooklyn. Quant aux appartements orientés sur Central park ouest, leurs loyers atteignent le PIB d’un pays africain.
Détour vers le centre du monde : la Bourse. Elle est toute petite ! On s’imagine pourtant quelque chose d’imposant, en rapport avec les enjeux qui s’y jouent tous les jours. Les colonnes d’inspiration romaines sont bien là pour forcer le respect, de même que les gardes postés à chaque entrée. Et la statue de Georges Washington dont l’oeil de bronze ne quitte jamais le grand drapeau américain déployé sur la façade du bâtiment. Dire que tout peut s’écrouler en une minute.
C’est ce qui s’est passé à Ground Zero. Pourtant, j’ai du mal à ressentir de l’émotion. De grandes grilles noires empêchent d’apercevoir le chantier de la reconstruction. Un panneau liste les noms des morts des attaques des Twin Towers, tandis que plusieurs autres annoncent la magnificence de la future « Freedom Tower », qui viendra concurrencer en taille ses soeurs tombées à terre. Rajouter de la hauteur au symbole, comme pour panser les blessures d’orgueil. Un vieil homme à barbe blanche joue sur sa flûte un air triste, une casquette retournée devant lui. Le point névralgique de la paranoïa des Etats-Unis serait-il devenu un lieu touristique ?
Fin de séjour avec une soirée dans un club à Harlem, à trois rues de l’auberge. Le colosse de l’entrée commence par nous refouler. Ce n’est que grâce à l’insistance d’un Black de l’auberge, que mes compagnons de voyage et moi réussissons à monter les marches qui mènent au club. Là, le choc. Pas un seul Blanc et décibels à fond. Il faut jouer des coudes pour trouver un siège. J’observe les filles, en pantalon moulant et décolleté, se déhancher sur Beyoncé. Même si certaines d’entre elles frôlent le quintal, elles bougent avec la même élégance, et cette espèce de morgue des personnes qui évoluent en terrain conquis. Impossible de faire concurrence.
L’heure du départ a sonné. Arrivée avec un sac, j’en ramène deux de plus. La faute au dollar à 0,68 euro. Ma carte bleue a des courbatures d’avoir trop chauffé, et moi des remords d’être tombée dans le panneau de la consommation à outrance. Mais soit, je pourrais dire, dans les dîners mondains : « Oui, Madame, oui, je l’ai acheté à New York. » La classe internationale.
Gare de bus de port Authority. Boston, Philadelphie, Toronto, toutes les destinations sont permises. Ca tombe à pic, car j’ai vraiment envie de m’en aller. New York, comme toutes les grandes villes visitée jusqu’à maintenant, s’alimente à l’énergie humaine. On en repart presque aussi inculte que l’on y est arrivé. Conforté dans ses suppositions, parfois déstabilisé, mais pas profondément changé.
Holland Tunnel, la passerelle vers le New Jersey. C’est déjà un autre monde, où l’on peut admirer Manhattan de l’autre côté. A la nuit, cela apparaît encore plus irréel, avec l’Empire State et le Chrysler Buildings éclairés. Et cette mélancolie qui gagne, comme le scintillement de la ville nous atteint de moins en moins. Sara, compagne de voyage, me souffle : « C’est drôle, j’avais envie de partir, mais en fait, ça me manque déjà ».